II

 

Quelques semaines après l’enterrement, Mme Bernard des Vignes, en deuil, était assise devant son métier à tapisserie, près de la fenêtre de son boudoir. Ses yeux absorbés, sans regard, erraient sur le paysage du quai, si charmant par un beau jour. Mais elle ne voyait ni le ciel de l’avant-printemps, d’un bleu si tendre, ni le fleuve en marche sillonné par les joyeux bateaux et miroitant au soleil, ni la noble façade du Louvre, ni le svelte bouquet d’arbres, au coin du Pont-Royal, où déjà courait, dans les branches noires, comme une fumée de verdure. S’abandonnant dans son fauteuil, accoudée, deux doigts sur la tempe, la belle veuve, son buste de déesse étreint par la robe noire bien ajustée, évoquait en une longue rêverie toute sa vie passée.

Elle se revoyait aux Tuileries, traversant pour la première fois, au bras de son père, les salons magnifiques. Elle entendait derrière elle, dans le sillage de sa robe de bal, un murmure d’admiration. Elle voyait sur le visage de tous ceux qui la regardaient passer un demi-sourire, une expression subitement heureuse, qui la remerciaient d’être si belle. Elle le retrouvait, cet éclair des regards charmés, dans les yeux mêmes de l’Empereur et de l’Impératrice, au moment de la présentation ; et comme, tout à coup, l’orchestre attaquait le brillant prélude d’une valse, il lui semblait que cet air triomphal éclatait en son honneur.

Puis c’étaient plusieurs mois de fête, d’éblouissement. Elle s’épanouissait, rose victorieuse, dans le groupe des jeunes filles de la cour. Reine des amazones, à travers les taillis d’or et de flamme de la forêt automnale, elle suivait au galop les chasses de Compiègne. Elle était la célèbre Mlle Bianca Antonini, et la souveraine, conquise par cet effluve de sympathie, qui émane des êtres parfaitement beaux, ne passait jamais devant elle sans lui adresser quelques paroles douces et flatteuses, qu’elle écoutait les yeux baissés, avec une révérence confuse.

Mais voilà ! pas de fortune. Point de dot, ou à peu près. Sans doute, l’Empereur avait récompensé par un siège au Sénat les services du vieil Antonini, – une de ces fidélités où se combinent l’instinct du caniche et le fanatisme du mameluck, un de ces dévouements toujours prêts à se jeter entre la poitrine du maître et le poignard des assassins. Mais, excepté son traitement de sénateur, le vieux Corse ne possédait rien qu’une maison en ruines et quelques hectares de maquis dans le sauvage pays de Sartène.

D’une probité robuste, ce conspirateur, dont les yeux de bon chien et le sourire attendri sous une rude et grise moustache de gendarme faisaient plaisir à Napoléon III en lui rappelant sa jeunesse et ses mauvais jours, cet ancien sous-officier, qui avait risqué, dans l’affaire de Strasbourg, le conseil de guerre et les balles du peloton d’exécution pouvait montrer, au milieu des tripotages de l’époque, des mains absolument pures. On savait que MlleAntonini était pauvre. Aussi, lorsque Bernard des Vignes, le beau lieutenant de dragons, l’eut fait valser trois fois de suite au bal des Tuileries, tout le monde l’estima très heureuse de rencontrer un parti de cent mille francs de rente.

Elle se mariait, sans entraînement, par raison, pour rassurer son père inquiet de l’avenir ; et, brusquement, tout son bonheur disparaissait comme un décor qu’on enlève. C’était l’absurde jalousie de son mari, l’exil en province, l’amer dégoût de découvrir dans l’homme à qui elle avait lié sa vie un grossier viveur, bassement libertin, presque ivrogne. Sans son nouveau-né, sans ce fils qu’elle avait elle-même allaité et dont la venue lui avait empli de maternité le cœur et les entrailles, cette Corse, qui était bien de son pays, fière, chaste, vindicative, eût certainement quitté son indigne époux. Elle se résignait pourtant, à cause de l’enfant. Mais de nouveaux malheurs venaient alors la frapper. L’Empire s’écroulait, son père mourait, tué raide d’un coup d’apoplexie par la nouvelle de la capitulation de Sedan. Enfin, après la guerre, son mari, élu député, la remenait à Paris... Et elle se rappelait les longues années d’ennui, de solitude, passées dans ce même boudoir, près de cette même fenêtre, devant ce fleuve qui coulait toujours, si lent, si monotone, comme sa vie !

Sans doute, elle avait son fils, qu’elle aimait d’une tendresse passionnée et qui, à treize ans, était déjà un compagnon pour elle, un petit homme. N’avait-elle pas vécu jusqu’alors pour lui seul ? Eh bien, elle continuerait, voilà tout ! Elle vieillirait auprès de lui, le marierait, deviendrait grand’mère. Son cher petit Armand ! Elle l’attendait. Il allait revenir du lycée. Et elle s’attendrissait à la pensée qu’il entrerait tout à l’heure dans cette chambre, frêle en habits de deuil, qu’il se jetterait à son cou, qu’elle le baiserait longuement, ardemment, sur son front pâle d’écolier laborieux, et qu’elle le retiendrait ainsi dans ses bras, le regardant avec amour bien au fond de ses profonds yeux noirs qu’il tenait d’elle, de ses yeux si lumineux, si purs, où brûlait une flamme de pensée.

Cependant un autre souvenir vient de traverser la rêverie de Mme Bernard.

Elle songe maintenant au seul ami de son mari qui soit devenu le sien, au seul homme qui fasse s’émouvoir en elle une sympathie tendre.

Voilà plusieurs années que, tous les jeudis, – c’est son « jour », – vers les six heures, moment où elle n’est jamais seule, le colonel de Voris se présente chez elle, froid, correct, un peu raide même dans sa redingote militairement boutonnée, qu’il s’assied dans le cercle des dames, se mêle avec effort aux banalités de la conversation, refuse une tasse de thé et se retire, après une visite d’un quart d’heure. Il l’aime, elle en est certaine, et tant de respect, de timidité, la touche, surtout chez le héros de Saint-Privat, qui, ayant eu son cheval tué sous lui, avait ramassé un fusil de munition, comme Ney en Russie, et ramené au combat ses troupes débandées. Il l’aime ! Au « shake-hand » de l’adieu, elle a toujours senti trembler la main droite du colonel, cette main trouée d’un coup de lance allemande, que par pudeur de sa cicatrice il ne dégante presque jamais... Si elle voulait se remarier, pourtant ? Cet homme d’honneur et de courage, ce paladin au cœur jeune et aux tempes grises, serait pour Armand un protecteur, un guide dans la vie, un nouveau et meilleur père.

Tandis que l’esprit de la veuve suit la pente de cet espoir, une douceur infinie se répand sur son beau visage. Qu’a-t-elle donc ? Pourquoi son cœur bat-il plus fort et plus vite ?

Tout à coup, un domestique annonce le colonel de Voris.

Assurément, il doit à Mme Bernard une visite de sympathie, et sa qualité d’ancien ami lui permet de se présenter à un jour, à une heure quelconques. Mais pourquoi précisément aujourd’hui, pourquoi à ce moment où elle est avec lui en pensée ? Cette complicité du hasard, n’est-ce pas étrange ?

Et, en voyant entrer le colonel, – l’air toujours jeune, la taille mince, la moustache semblant très noire par le contraste des cheveux gris, – Mme Bernard est toute troublée. Il s’approche, lui tend la main, – sa main mutilée sous le gant, – s’assied près d’elle, lui parle de son deuil.

– J’étais de cœur avec vous dans votre douleur, lui dit-il, vous n’en doutez pas.

Rien de plus sur ce pénible sujet. Il a la délicatesse de comprendre qu’elle serait choquée par des doléances hypocrites. Il s’informe alors d’Armand, et sa voix devient amicale quand il prononce le nom de l’enfant.

Mais comme l’entretien languit, coupé de silences :

– Je venais aussi, madame, dit le colonel avec un peu d’hésitation, vous demander un conseil.

– Un conseil ? À moi ?... Et lequel ?

– Avant votre deuil, j’avais l’intention de retourner en Algérie. Je voulais m’éloigner, j’avais une peine intime... Or, à présent, le nouveau ministre de la guerre m’offre de faire partie de son état-major, de rester à Paris... Le chagrin qui me poussait à fuir n’existe plus, ou du moins il n’est plus sans espoir... J’hésite... Dois-je rester, ou partir ? Je le demande simplement, franchement, à votre amitié.

Mme Bernard a compris. Sous cette forme à peine voilée, le colonel lui demande s’il peut attendre la récompense de sa silencieuse fidélité. Elle n’a qu’à dire un mot, « restez », et, dans un an, elle sera la femme d’un homme qu’elle estime, qui la consolera de toutes les misères du passé, qui sera paternel pour son cher Armand. Elle pourra connaître le bonheur, aimer, vivre !...

Mais la porte s’ouvre brusquement, une fraîche voix d’enfant crie : « Bonjour, mère ! » Mme Bernard tressaille. C’est son fils qui revient du collège, et qui, ayant jeté ses livres sur la table, lui saute joyeusement au cou.

– Bonjour, mon enfant, dit le colonel, voulez-vous me donner une poignée de main ?

Armand connaît à peine ce visiteur à l’air grave. Il est de nature un peu sauvage. Cependant, il touche la main qui lui est offerte, mais par obéissance polie, et dans ses grands yeux noirs passe un regard d’inquiétude, presque de soupçon. Mme Bernard a observé son fils. Elle voit combien cet homme et cet enfant sont étrangers l’un à l’autre, et, profondément remuée par l’admirable, par le tout puissant instinct maternel, elle rougit, elle sent à ses oreilles une chaleur de honte. À quoi pensait-elle donc tout à l’heure, grand Dieu ?

Alors, se levant de son fauteuil, elle attire Armand tout près d’elle, pose, avec un geste caressant, une de ses mains sur la tête de son fils, et, d’une voix calme, les yeux baissés, elle dit au colonel debout devant elle :

– Je vous dois une réponse, mon cher monsieur de Voris, et elle sera aussi loyale que votre demande. Je crois... oui, je crois que vous feriez mieux d’aller en Algérie.

Et ayant salué respectueusement, le colonel s’éloigne d’un pas ferme, comme un soldat à qui son chef a dit d’aller se faire tuer, et qui y va.

C’est décidé. La belle Mme Bernard des Vignes ne se remariera pas.